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— Si au moins on avait un début de preuve, soupira Wentworth. Des éléments à transmettre au juge pour qu’il puisse me délivrer un mandat d’arrêt.
— Vous voulez qu’on vous apporte la solution sur un plateau, ironisai-je.
— Oui, je suis comme ça : je recherche toujours la solution de facilité. Ça me rappelle quand mon père m’a appris à jouer au billard : « Mon gars, disait-il, contente-toi des coups faciles. Laisse les bandes et les carambolages aux gosses de riches. »
— Conseil judicieux.
— Sauf que ce n’est pas mon père qui me l’a donné. A ma connaissance, il n’a jamais touché une queue de billard de sa vie. C’est un type avec qui je jouais, juste après que j’avais loupé un carambolage à trois billes. L’occasion était trop belle, conclut-il, mélancolique, je n’ai pas pu résister.
— Et vous ne vous en êtes jamais remis.
— Non. Mais je suis encore jeune, je ne désespère pas. Bon, je m’intéresse de près au psy, histoire de voir si ça donne quelque chose. On aura peut-être du bol ; qui sait s’il n’a pas un casier ? A moins que j’aille lui demander où il se trouvait hier, qu’il pique un fard, et que dans la foulée il passe aux aveux.
Il nous serra la main et partit rejoindre les beaux quartiers.
— Il n’est pas mal du tout, ce type-là, fis-je remarquer.
T. J. demeura silencieux. Je me retournai et le surpris en train de regarder de l’autre côté de la rue, sa main en visière pour se protéger du soleil de l’après-midi.
— J’ai cru apercevoir quelqu’un, dit-il, mais ce n’est pas lui.
— Nadler ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Je l’ai jamais vu, moi, ce mec.
— Alors, comment peux-tu dire que ce n’est pas lui ?
— Hein ?
— Rien. Je rentre. Et toi ?
— Je vais faire un tour du côté de Columbia. Ecouter les bruits qui courent sur Lia.
Je revins tout doucement à pied, en essayant de dresser des plans. A mon arrivée, Elaine m’annonça que je tombais pile.
— Pour aller au cinéma, m’expliqua-t-elle. Je m’ennuyais, j’ai fermé de bonne heure. J’ai décidé d’aller voir un film en plein après-midi. Je n’ai rien trouvé de plus décadent.
— Tu as toujours mené une vie protégée…
— Tout à fait. Tu viens avec moi, mon grand ?
— Qu’est-ce que tu veux aller voir ?
— Il y a un film avec Adam Sandler au Worldwide.
— Tu ne parles pas sérieusement ?
— Allez, viens, on passera un bon moment. Et ça ne nous coûtera que trois dollars par tête. Ce sera ta récompense pour ne pas y être allé lorsque c’est sorti.
— Dis plutôt que j’ai eu de la chance de ne pas le voir à ce moment-là !
Elle consulta sa montre
— Il nous reste dix-sept minutes. Crois-tu qu’on ait le temps d’arriver au croisement de la 50e Rue et de la 8e Avenue.
— Oui, répondis-je, je le crains.
Pendant notre absence Kristin avait laissé un message où elle me demandait de la rappeler. Je lui téléphonai aussitôt, tombai sur son répondeur, déclinai mon identité et lui expliquai qu’elle avait essayé de me joindre :
— Je vous en prie, décrochez si vous êtes là. Je devrais être chez moi toute…
La soirée, voilà ce que j’avais sur le bout de la langue, mais ce fut sa voix qu’on entendit.
— Monsieur Scudder ? Excusez-moi, j’étais dans une autre pièce.
— Qu’est-ce qui se passe, Kristin ?
— Eh bien voilà : tout à l’heure j’ai reçu un coup de fil. De Peter.
— Peter Meredith ?
— Absolument. Je me trouvais à côté de l’appareil quand il a appelé, et je me suis dit que ce n’était peut-être pas si grave de lui parler.
— C’est ce que vous avez fait ?
— Non. Vous m’aviez dit qu’il ne fallait pas.
— Très bien.
— Mais ça m’a fait tout drôle, vous comprenez ? Enfin quoi… des tas de gens ont essayé de me joindre, des journalistes, par exemple, et je me suis contentée d’effacer leurs messages, point à la ligne. Ça ne m’a posé aucun problème de conscience.
— Il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement. Ils vont continuer à vous harceler, mais ça devrait se calmer si vous ne rentrez pas dans leur jeu.
— Je sais. Seulement, avec Peter c’est différent.
Elle reprit haleine.
— Il aimerait que je le rappelle.
— A votre place, j’éviterais.
— Pourquoi ?
Je lui répondis, mais je me serais sans doute montré plus convaincant si j’avais pu lui donner une raison. Je ne voulais pas qu’elle lui parle, voilà tout, et j’étais incapable de lui dire pourquoi. Pas que j’aurais cru Peter capable de se métamorphoser en boule de charges électriques et susceptible de l’abattre en discutant avec elle au téléphone, mais bon… il n’était pas question qu’elle bavarde avec un ex-petit ami ou qui que ce soit.
— Bien, dit-elle finalement, sans que je sache à quoi m’en tenir.
En fin de compte, la décision lui appartenait. A moins de débrancher ses appareils, je ne pouvais pas l’empêcher de répondre au téléphone si ça lui chantait.
— Le policier est venu me voir, reprit-elle. L’agent Wentworth.
— L’inspecteur.
— Oh là, dans ce cas, c’est une gaffe de l’appeler monsieur l’agent. Remarquez, je ne lui ai donné aucun titre. Il est gentil.
— C’est un type bien.
— Il m’a expliqué qu’il allait affecter des hommes à la surveillance de la maison, mais que je ne m’apercevrais pas de leur présence. Evidemment, je regarde sans arrêt par la fenêtre, cachée derrière les rideaux, et je ne vois personne. Il m’a dit que c’était normal. Il se peut qu’ils soient là ou qu’ils ne soient pas encore en faction.
— Il ne vous arrivera rien.
— En principe, je ne suis pas censée leur offrir des petits-fours. Bref, peu importe qu’ils soient là ou pas. Enfin, se corrigea-t-elle, que je sache, moi, qu’ils sont là ou pas.
— Oui, bien sûr.
— Merci. C’est quand même bizarre, de se retrouver cloîtrée chez soi. Je voulais commander une pizza, mais je ne savais pas si je le pouvais étant donné que vous m’avez dit de n’ouvrir à personne. Vous m’autorisez à ouvrir à un livreur de pizzas ?
Je commençais à comprendre comme il doit être pénible d’être protégé par la police lorsqu’on doit témoigner dans une affaire criminelle. Elle ne me laissa pas le temps de répondre :
— Ce n’est pas grave, enchaîna-t-elle, j’ai plein de provisions. Vous devez me trouver insupportable. Si c’est le cas, dites-le-moi.
— Mais non. Je sais que ce n’est pas facile.
— Je suis claquemurée ici, à repasser tout ça dans ma tête. Au fait, je sais ce que je voulais vous dire !
— Quoi donc ?
— J’ai failli oublier. Oui, je devais vérifier, souvenez-vous, si on m’avait bien restitué tout ce que les cambrioleurs avaient volé.
— Il manque quelque chose ?
— A première vue, oui, mais je ne sais pas ce qu’il faut en conclure. Bon, ce n’est rien de précieux… ce qui signifie que, si je ne la retrouve pas, ce n’est pas forcément parce qu’on me l’a volée.
— De quoi s’agit-il ?
— Connaissez-vous la rhodochrosite ?
— La gemme ?
— Oui, c’est ce qu’on appelle, je crois, une pierre semi-précieuse ; voire pas précieuse du tout. Elle a une teinte rosâtre… Venez donc chez moi, que je vous la montre.
— Si vous ne l’avez plus, comment allez-vous me la montrer ?
— Je vous parle d’une boucle d’oreille.
— Ah bon.
— Sur les deux, je n’en retrouve qu’une.
— D’accord.
Je regardai ma montre. Il était initialement prévu que j’assiste à une réunion. Tant pis.
— J’arrive. Vérifiez bien que c’est moi avant d’ouvrir.
— Entendu. Euh, monsieur Scudder, vous serait-il possible… non, c’est idiot.
— Dites toujours.
— Bon. Vous pourriez m’apporter une pizza ?
J’avais déjà vu cette pierre en devanture, mais je n’en connaissais pas le nom. Il s’agissait d’une rhodochrosite, me dit-elle. Une gemme fragile et tendre qui n’avait rien de précieux mais qu’elle trouvait jolie.
Moi aussi, au demeurant. Je la retournai entre mes doigts, pour l’examiner sous tous les angles. Lisse et froide au toucher, avec un clip en argent.
— Je les avais achetées quand j’étais encore étudiante à Wellesley. Je les ai trouvées ici, à New York, dans un petit magasin de Macdougal Street. Elles ne m’ont pas coûté grand-chose ; dans les trente-cinq dollars. Moins de cinquante, en tout cas. Je les lui ai offertes pour son anniversaire.
— Elle les portait lorsque…
— Il me semble. Mais bon, on les perd facilement, surtout quand elles tiennent avec un clip. La plupart du temps, elle portait des classiques, pour les oreilles percées, mais il lui arrivait aussi d’en mettre à clips. L’ennui, c’est qu’on les égare vite. Elle n’a peut-être pas voulu dire qu’elle en avait perdu une étant donné qu’il s’agissait d’un cadeau. Ou bien elle n’a pas eu le temps de le signaler.
Nous étions attablés dans la cuisine devant une pizza. Elle en avait déjà mangé deux tranches et attaquait la troisième.
— Quand on en a envie, il n’y a rien de tel qu’une pizza, reprit-elle.
Ce n’était pas ce que j’aurais choisi, spontanément, mais je n’avais rien avalé depuis le petit déjeuner, hormis le pop-corn qu’Elaine avait acheté, juste avant la séance de cinéma. Et en définitive, elle n’était pas si mauvaise, cette pizza.
Je lui en fis la remarque, puis je regardai la boucle d’oreille à la lumière.
— Pourriez-vous me la confier ?
— Bien sûr. Vous pensez que…
— Que c’est lui qui l’a prise ? Probablement pas. Mais si jamais on le surprend avec, il sera intéressant d’écouter ses explications.